Lucie sous la lune, Margaut Shorjian
Page issue de Lucie sous la lune par Margaut Shorjian
Étant grande amatrice de bande dessinée, j’ai découvert avec grand plaisir ce mois-ci qu’une de mes illustratrices favorites célébrait la publication de son premier ouvrage. Je me suis donc précipitée en librairie pour en acheter un exemplaire que j’ai dévoré dans l’après-midi. Complètement charmée par la force suggestive du dessin et la vivacité de la narration, j’ai décidé de me rendre à une séance de dédicaces afin de rencontrer l’autrice. C’est donc à cette occasion que Margaud Shorjian a accepté de m’accorder une interview pour nous expliquer la démarche qu’elle a suivie lors de l’écriture et de la mise en dessin de Lucie sous la lune paru en septembre chez Les Enfants Rouges.
Herenui : C’est ton premier roman graphique qui a paru cette année, souhaiterais-tu pour commencer, nous expliquer le cheminement qui t’a menée jusqu’à ce récit ?
Margaut Shorjian : Lorsque j’étais en dernière année de diplôme des métiers d’art à l’école Estienne, j’ai eu pour consigne de créer un livre complet. J’ai fait le choix de faire une bande dessinée à partir d’un scénario original. A l’origine, dans mon temps libre, je préfère réaliser des BD plus expérimentales, c’est donc la première fois que j’illustre un récit linéaire et complet dans un format plus traditionnel. Pour autant, j’ai souhaité préserver une part de l’onirisme qui m’est cher au travers d’incursions dans les rêves ou les histoires contées par mes protagonistes.
H : Sont-ce les illustrations qui ont servi de terreau à l’élaboration du récit ou bien le récit qui a servi d’appui à ces belles pages encrées ?
MS : Dans mon processus, c’est habituellement l’écriture qui se place en amont du dessin parce que j’envisage les choses d’un point de vue assez littéraire. Par ailleurs, j’ai fait mon mémoire de master sur les récits initiatiques lesbiens, ce qui a bien sûr été une source d’inspiration pour ce récit. Ensuite, pour parler de mon travail dramaturgique, il se base sur un système de notes que j’élague par la suite pour aller à l’essentiel. L’exemple typique est la condensation de plusieurs personnages imaginés au début en un seul personnage plus complexe. Lucie en est l’incarnation puisque cette condensation a permis de lui donner plus de profondeur et de facettes, notamment ce masque de cynisme qui la rend si antipathique au début mais qui est aussi le signe d’une grande intelligence et d’un désir de paraître mature.
H : Certaines thématiques reviennent tout au long du récit, à commencer par celle du jeu de tarot, souhaiterais-tu nous en dire plus à ce sujet ? D’où t’est venue l’idée ? Pratiques-tu toi-même le tarot ?
MS : Oui, c’est ma propre pratique de la cartomancie, notamment le Tarot et l’Oracle, qui a aidé à structurer l’histoire que je voulais raconter. En soi la pratique du Tarot est comparable à celle de bande dessinée puisque ça consiste en une succession d’images à partir desquelles on crée une narration. Tirer les cartes à quelqu’un c’est créer des liens entre plusieurs images, voir ce qui se fait écho ou bien entre en contradiction. Je conçois donc davantage cette pratique comme un outil d’introspection, un outil narratif plutôt qu’un don divinatoire, ésotérique ou magique. Je pense que si magie il y a, c’est magie de la mise en narration de la vie des autres et de la sienne.
Dans le récit, c’est Mona qui tire les cartes et ça lui sert d’outil de connexion au monde, à soi, aux autres. Il est intéressant de noter qu’elle maîtrise cet outil mais qu’elle s’en est détournée à cause du deuil tandis que Lucie use quant à elle de la littérature comme d’un écran de fumée pour échapper à tout rapport social. Je me suis donc beaucoup appuyée sur ce parallèle pour construire mon récit.
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Page issue de Lucie sous la lune par Margaut Shorjian
H : Parmi ces thèmes récurrents, il y a cette fameuse figure du loup qui rôde et prend de plus en plus de place au fur et à mesure du récit : pourquoi ce choix en particulier ?
MS : Dans les films et séries d’horreur comme Teen Wolf par exemple, la figure du loup-garou est fréquemment incarné par un adolescent puisque c’est une entité double, humain et bête à la fois, ce qui représente l’allégorie par excellence de l’adolescence. La transformation du loup-garou est à mettre en lien avec les changements hormonaux de l’adolescent et l’apparition des caractères sexuels secondaires. Cependant, cette métaphore a encore peu été utilisée pour parler de personnages féminins alors que le lien est évident entre les cycles menstruels et ceux de la lune.
Par ailleurs, le contexte des colonies de vacances m’évoque à coup sûr le jeu du Loup garou de Thiercelieux auquel nous avons tous.tes déjà joué. Ce qui a mené à cette fameuse scène de mise en abyme où les personnages jouent et s’identifient à des archétypes qui correspondent aux rôles qu’ils jouent dans la bande dessinée. D’où l’identité de loup-garou de Lucie, le rôle de Mona en tant que voyante, celui de Capucine en tant que petite fille…
Enfin, Lucie raconte à Mona une histoire de loup-garou qui est à comprendre comme une métaphore “d’être dans le placard” dans le sens où elle se sait loup mais se force à rester avec les hommes. De plus, elle a peur d’être un loup parce qu’elle ne sait rien d’eux en dehors de ce que les hommes en disent. Elle n’a donc aucun contact avec les autres loups et c’est de ce manque de représentation qu’elle souffre. Elle n’est nulle part à sa place. Par manque de lien avec la communauté LGBTQIA+ elle doit se rabattre sur cette figure d’altérité qu’incarne le loup.
H : Tu as choisis pour sujet la découverte de l’orientation sexuelle d’une jeune fille lesbienne, voudrais-tu nous expliquer ce choix ?
MS : Eh bien j’en reviens en quelque sorte à nouveau à la figure du loup puisqu’elle symbolise un instinct de prédation que Lucie identifie au départ à la découverte de son désir pour les femmes. J’explore justement cette notion dans la BD lorsque Lucie cherche “lesbienne” sur google et tombe d’emblée sur de la pornographie. Elle est donc exposée très jeune au fait que son orientation sexuelle est labellisée en tant que catégorie porno. Je pense que c’est une expérience traumatique, surtout à cet âge, de se rendre compte d’une sexualisation du lesbianisme qui est à ce point ancrée dans notre société.
Bien entendu, cette catégorie est essentiellement créée par des hommes et pour des hommes en se conformant à un fantasme d’homme hétérosexuel dominant. Donc, comble de l’ironie, le porno lesbien n’est même pas fait ni pensé pour un public lesbien. D’où l’assimilation qu’opère Lucie entre son désir pour les femmes et l’image que donnent les hommes hétérosexuels de ce qu’est le désir lesbien.
H : Tu as choisis de situer ce moment de découverte lors d’un aparté, une colonie de vacances, au sein de laquelle Lucie, la protagoniste, se caractérise dès le début par sa position hostile vis-à-vis des autres. Pourquoi choisir de la mettre dans cette position d’adversité ?
MS : Au regard de ma réponse à la question précédente, Lucie se présente comme un produit de notre société homophobe au regard de laquelle son désir homosexuel se présente comme monstrueux et anormal. Son rapport à son homosexualité participe donc grandement de cette peur d’intérargir avec les autres ados de la colonie.
La deuxième caractéristique de Lucie qui participe à cette mise en retrait du personnage réside dans sa précocité intellectuelle. Pour avoir travaillé sur les récits initiatiques, ceux-ci se présentent comme un passage de l’immaturité à la maturité. Or dans ce récit, j’ai voulu inverser les codes de ce genre, c’est-à-dire que le récit tend vers une acceptation de l’immaturité. Lucie comprend au contact de Mona et de Capucine que la maturité ne réside pas vraiment dans cette attitude de désespoir qu’elle cultive et que ménager de la place pour la joie, la surprise et le jeu, c’est s’ouvrir au monde par une forme d’étonnement et d’émerveillement enfantin.
H : J’ai personnellement beaucoup aimé le personnage de Capucine, la voisine de chambre de Lucie, voudrais-tu nous parler un peu d’elle ?
MS : Capucine est un personnage qui doit être compris comme incarnant tout ce que Lucie rejette. Au nom de la maturité, Lucie se cache derrière le cynisme, le mépris, et se distancie de cette facette juvénile et enfantine que représente Capucine. La réconciliation de Lucie avec Capucine à la fin de l’ouvrage symbolise justement cette réconciliation avec l’enfance.
H : Envisages-tu éventuellement une suite aux histoires de Lucie et Mona ?
MS : Non, ce n’est pas prévu, j’ai vraiment conçu ce récit comme un one-shot qui devait se tenir le temps d’une semaine en colonie de vacances, comme un temps mort. Je laisse au lecteur d’imaginer la suite de cette histoire d’amour. A mon sens, l’important n’est pas tant de savoir si Mona et Lucie vont rester ensemble par la suite mais de prendre conscience du changement qui s’est opéré en Lucie sur le temps d’une semaine. L’important c’est ce regard nouveau qu’elle tire de cette expérience.
H : As-tu d’autres projets en tête dont tu souhaiterais nous parler ?
MS : Oui, j’en ai plusieurs ! J’ai un projet avec une amie qui viserait davantage un public adulte. Cette fois-ci je serai au scénario et c’est mon amie qui sera au dessin. Pour donner un petit aperçu du scénario : deux femmes quinquagénaires se retrouvent dans leur petit village d’origine dans les montagne et font un bilan de leur expérience de vie. L’une est partie et l’autre est restée dans ce village. Le récit se concentrera sur des histoires de famille, des non-dits et des occasions manquées sur fond d’histoire d’amour contrarié.
En outre, j’ai un autre projet personnel qui prendrait la forme d’un recueil d’histoires courtes illustrées se déroulant au sein d’un univers semi-fantastique inspiré des légendes arthuriennes. L’intérêt serait de produire une série d’histoires courtes se déroulant toutes dans le même royaume mais depuis différents points de vue et différentes localisations, comme la cour, le village, la lisière de la forêt… L’idée serait de former une suite de paraboles permettant de se faire une idée de ce qu’est ce royaume, cet univers et quelles en sont les règles et les contraintes.