En janvier dernier, une jeune autrice et illustratrice de talent a fait une entrée remarquée dans le monde de la BD. Anaïs Flogny a signé avec Rivages Lointains un superbe premier ouvrage qui nous entraîne sur les traces de la pègre étasunienne au siècle dernier.
Première de couverture de Rivages Lointains, ©Anaïs Flogny
Jeune artiste nantaise, Anaïs Flogny a enfin sauté le pas entre les dessins qu’elle poste sur les réseaux sociaux et l’élaboration d’un véritable récit illustré. Ses fidèles et nombreux.ses abonné.es on de quoi se réjouir car Rivages Lointains, son premier roman graphique fait actuellement un carton dans les librairies ! Rien d’étonnant à cela, tant l’histoire de Jules, jeune immigré italien installé à Chicago a su bouleverser les lecteur.ices. Rapidement propulsé au sein de la pègre américaine, le petit ambitieux entame une relation tumultueuse avec son employeur, Adam Czar, le patron des gangs d’immigrés polonais. Mais lorsque les deux amants doivent fuir Chicago précipitamment pour rejoindre New York, les rôles se trouvent soudainement inversés. Au cœur de la ville qui ne dort jamais, ce sont les Italiens qui font la loi, et l’ascension fulgurante de Jules pourrait bien gâter sévèrement sa relation de plus en plus asphyxiante avec Adam…
Encore faut-il ajouter que cette intrigue extrêmement bien ficelée se double de magnifiques illustrations au style frais et épuré. À ce sujet, on peut remercier le fidèle stylo Mubi pointe fine dont l’autrice ne se sépare jamais. Avec la finesse de son stylo et la délicatesse de son tracé, le style d’Anaïs Flogny n’est pas sans rappeler celui d’une de ses consoeurs, Gaëlle Genillier. Mais si les couleurs chaudes des tentures de cabaret ont fait tout le charme de son one-shot Le Jardin, paru en 2021 chez Delcourt, Anaïs Flogny use quant à elle d’une palette moins exubérante, toute en pastel et tons unis. Un véritable émerveillement visuel qui n’est pas en reste de la tourmente narrative élaborée par l’autrice. En ce sens, les amateur.ices de leurs travaux respectifs seront ravi.es d’apprendre que les deux autrices seront présentes à la Paris City Pop 2024, dont la deuxième édition se déroulera cette année encore à la mairie du 13ème arrondissement.
Case issue de Rivages Lointains, ©Anaïs Flogny
Culture queer dans les années 20
À l’instar d’Anaïs Flogny, Gaëlle Genillier avait également dédié sa plume aux années 20 et aux questionnements LGBT+. Si le sujet apparaît comme central dans Le Jardin, il est plus subsidiaire ou du moins discret dans la vie de Jules. Rien de bien surprenant puisque les États-Unis, comme la majorité des pays, n’a que tardivement dépénalisé l’homosexualité. Si l’Illinois fut le premier à le faire en 1962, il faudra attendre 2003 pour que l’ensemble des États-Unis reconnaisse la légalité des relations homosexuelles. Et encore, il faudra attendre 2015 pour que le mariage homosexuel soit reconnu dans l’ensemble du pays. En creux de cette reconnaissance tardive, on devine aisément le danger que représentait l’homophobie banalisée à l’époque où se déroule l’intrigue.
En ce sens, Jules et Adam doivent s’en tenir à la plus stricte discrétion car leur crédibilité de hooligan ne tient qu’à un fil. Cette invisible relation, les échanges de regard au cours de certains passages ne trompent pas cependant, et ne manquent non plus de rappeler l’ambiguïté des toiles de Joseph Christian Leyendecker. Le design tout en minceur de Jules et celui plus imposant et bien sculpté d’Adam évoquent à fortiori le trait espiègle de ce fameux illustrateur de presse américain. On retrouve beaucoup de l’élégance de Leyendecker dans celle des gangsters d’Anaïs Flogny, et ce pour le plus grand plaisir des amateur.ices de dessins de presse et d’affiches publicitaires à l’ancienne.
Malheureusement, à l’instar de Jules qui ne vivra jamais au grand jour son homosexualité, Leyendecker n’est toujours pas officiellement considéré comme un artiste queer par certains de ses biographes. Quand bien même il vécut sa vie entière avec Charles Beach qui servit également de modèle à la grande majorité de ses œuvres…
Case issue de Rivages Lointains, ©Anaïs Flogny
Nobles messieurs en smoking, J. C. Leyendecker
Mafia et Pop Culture, une grande histoire d’amour
Les histoires de gangsters, à l’instar de celles de cow-boys et d’agents secrets font parties des thèmes les plus explorés dans la culture pop. Rien d’étonnant à cela puisqu’ils incarnent la figure du “bad boy” par excellence. Entre des classiques comme Le Parrain, des séries à succès comme Peaky Blinders ou des BD loufoques telles que Il faut flinguer Ramirez, on ne compte plus les films, séries, bande dessinées, livres inspirés par le milieu de la mafia. Omniprésents dans la pop culture, les gangsters fascinent par leur mode de vie violent qui brave tous les interdits et ouvre la voie à de nombreuses réflexions sur la cruauté de la nature humaine. L’ouvrage d’Anaïs Flogny s’inscrit aussi dans cette démarche en faisant le choix d’adopter le point de vue de Jules afin de retranscrire au mieux sa descente aux enfers.
Lae lecteur.ice se trouve rapidement happé.e par la progression de l’intrigue qui révèle les méandres des pensées de son protagoniste. Jeune homme de charme, intelligent et prometteur, Jules s’enfonce inexorablement dans un cercle de violence sans fin dont il ne parviendra jamais à s’extirper tout à fait.
Illustration pour Rivages Lointains, ©Anaïs Flogny
Des Roaring Twenties aux années 70 : l’évolution du grand banditisme
Lorsqu’il fait ses débuts à Chicago dans les années 20, Jules n’est à l’origine qu’un jeune commis, immigré italien, que le chef de la mafia locale prend sous son aile. Adam Czar, qui y apparaît au sommet de sa carrière, tire profit de la politique de Prohibition étasunienne pour faire le commerce illégal d’alcool. Mais lorsque cette période prend fin en 1933, la nécessité d’évoluer avec son temps s’impose.
En ralliant le clan italien de New York, Jule fera la rencontre d’Eufrasio, jeune chien fou de la famiglia. Ce dernier est le premier à sentir le vent tourner et à suggérer au protagoniste une reconversion dans le secteur de la drogue. Ce questionnement est identique à celui auquel ont été confrontés les gangs mafieux américains au siècle dernier. A ce titre, on peut deviner unepréoccupation qui était au cœur de la Lost Generation et qui a inspiré à Sergio Leone le somptueux film Il était une fois en Amérique : l’obsession pour la fin d’une époque.
Contrairement à la plupart des gangsters et des héros des romanciers de la Lost Generation, Jules ne meurt pas prématurément comme une égérie de la décadence du monde moderne. Non. Jules survit. Il s’écorche, se heurte à la vie et à la rudesse de son milieu pour finalement reproduire le même schéma que celui d’Adam.
Case issue de Rivages Lointains, ©Anaïs Flogny
Toutes les illustrations sont employées avec la permission de l'autrice ©Anaïs Flogny
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